Hyper-proximité ou hypér-éloignement : comment l'IA a-t-elle altéré notre perception de la proximité
- Rupert Schiessl
- Nov 4, 2023
- 7 min read
Updated: Nov 22, 2023

Qu’est-ce que la proximité ?
La question de la proximité englobe de multiples enjeux qui n’ont pas fini de nous préoccuper : Comment mieux vivre ensemble ? Comment partager un espace de vie de plus en plus restreint ? Quelles conséquences biologiques de la communication à distance ? etc.
De nombreux penseurs, comme Rousseau (dans son contrat social) ou Schopenhauer (à travers son dilemme du hérisson), pour n’en citer que deux, se sont intéressés à la proximité comme déterminante de nos systèmes moraux, juridiques et politiques.
Plus concrètement, la proximité interhumaine peut se mesurer à trois niveaux : géographiquement (“loin des yeux, loin du coeur”), temporellement (une plus forte fréquence dans nos échanges a tendance à augmenter notre sentiment de proximité) et socialement (nous nous sentons plus proches de gens “comme nous”, qui présentent des similarité d’intérêts, de milieux social, d’âge, de culture, de religion, etc.).


Notre perception de la proximité a changé
Au cours des deux dernières décennies, l’évolution des technologies de communication, et plus particulièrement des algorithmes de plus en plus sophistiqués qui les constituent, a contribué à une distorsion de ces trois dimensions de la proximité.
D’abord, au niveau géographique. La distance géographique entre deux personnes ne joue plus aujourd’hui un rôle prépondérant pour communiquer. L’évolution et la diversification fulgurante des moyens de communication, d’abord à travers les chats (MSN, ICQ, etc.), en passant par les visioconférences (qui ont vécu leur sombre heure de gloire pendant les “apéros covid”), pour enfin aboutir au métaverse (gageons que nous arriverons à nous détourner de la version zuckerbergienne du métaverse…).
Ensuite, l’intensification de notre usage de technologies de communication a causé une distorsion temporelle du concept de proximité. Les machines (smartphones, PC, tablettes, objets connectés,…) qui rythment notre quotidien ont trois particularités : elles ignorent la notion de temps, lequel ne représente pour elles qu’une variable parmi d’autres ; elles sont capables, bien mieux que nous, de simuler ou prédire le futur à partir de données historiques massives ; leur vitesse de calcul (à l’échelle de la nanoseconde) dépasse celle de notre perception biologique, ce qui amplifie notre risque de déconnecter avec le temps présent.
Enfin, les algorithmes ont largement altéré notre perception de proximité sociale. Ils identifient des “attributs” sur chacun de nous, en étudiant dans les moindres détails nos comportements de consommation, nos déplacements et nos habitudes de vie, et finissent par nous connaître mieux que nous-mêmes. Ces attributs facilitent également largement la rencontre de personnes qui pensent comme nous, avec le bémol que ces dernières ont appris (comme nous) à personnaliser l’image qu’elles souhaitaient véhiculer à travers les réseaux. Le personal branding est devenu un écran supplémentaire entre nous et le monde (ainsi qu’entre nous et nous-mêmes ?). A la distorison de notre conception de proximité s’ajoute ainsi celle de notre identité, voir la démultiplication de notre identité.
Notons aussi que cette triple distorsion produit un autre phénomène paradoxal : tout en interagissant, comme nous venons de le voir, dans un monde d’hyper-proximité, nous ne pouvons nous empêcher de sentir un arrière-goût d’hyper-éloignement. Explorons d’où peut provenir ce sentiment…
L’éloignement favorise la violence
Les échanges sur les réseaux sociaux, visioconférences et messageries ne donnent accès qu’à une image partielle et enjolivée des personnes avec lesquelles nous communiquons (ou lesquelles nous “suivons”).
Les neurosciences ont démontré qu’une relation réelle (celle qui provoque un relâchement de dopamine) s’établit plus facilement lorsque nos échanges sont exposés à des aléas. Autrement dit, une conversation aseptisée, parfaitement planifiée, est biologiquement défavorable à la création de vrais liens. Parmi les vecteurs générateurs d’aléas se trouvent entre autres nos nombreuses expressions corporelles (gestes, clins d’œil, signes de gène, etc.), qui apparaissent naturellement lors de nos échanges. Or, la communication par écrans interposés limite drastiquement l’accès pour nos interlocuteurs à ces expressions et contribue à cet étrange mélange de vide et de fatigue que nous ressentons après une longue journée de télétravail remplie de vidéoconférences.
Si la distorsion de la proximité physique empêche les effets positifs des relations humaines, elle peut même engendrer des effets néfastes sur notre comportement. Sur certains réseaux sociaux de grand public, comme Twitter, l’ultra-violence (verbale) est devenue la norme (une pensée pour Manuel Valls…) et on y observe quotidiennement des comportements peu susceptibles de se produire dans une interaction humaine “non interfacée”.
L’expérience de Milgram publiée en 1963 avait déjà démontré que l’augmentation de la distance physique entre deux sujets entraînait une plus forte propension à adopter un comportement violent. De nombreux autres exemples vont en ce sens (ex. pilotes de drones militaires).

La distorsion de la proximité génère des risques d’aliénation
En sociologie, l’aliénation consiste à transférer une partie de notre liberté à autrui. Elle entraîne toujours un asservissement, au moins partiel.
En ce qui concerne l’intelligence artificielle, l’une des craintes régulièrement exprimées à son égard est sa capacité à se substituer à nous, voir, un jour, à nous dominer. Même si l’état actuel des connaissances ne nous donne aucune indication en faveur d’une prise de pouvoir proche des algorithmes à travers l’émergence d’une IA généraliste (que ça déplaise ou non aux transhumanistes…), nous déléguons d’ores et déjà beaucoup de nos compétences aux machines.
Si cette délégation de compétences accompagne depuis toujours le progrès technologique, de manière à faire évoluer le rôle de l’humain dans la société (ex. au début du siècle dernier, la substitution des calèches par les taxis transforme durablement le marché de l’emploi), l’arrivée des algorithmes génère un impact social différent, plus profond. En effet, les algorithmes représentent la première évolution technologique à se substituer à ce que nous avons de plus précieux : notre capacité à décider (et donc notre liberté). Qu’ils soient créatifs (ex. Dall-E-2), vertueux (ex. IA de réduction du gaspillage alimentaire), manipulateurs (ex. recommandations), trompeurs (ex. bots conversationnels, dont plusieurs réussissent désormais à passer le test de Turing) ou capables de modifier durablement notre conscience moral(ex. générateurs de fake news), en se substituant à notre pouvoir de décision, les algorithmes influencent qui nous sommes.
Cette aliénation peut prendre des formes assez banales, par exemple lorsque nous confions à notre GPS notre capacité à nous orienter dans l’espace, ou avoir des conséquences plus graves, comme quand il s’agit de confier la responsabilité d’une prise de décision médicale à une machine, de laisser une voiture autonome choisir si elle nous tue plutôt que d’écraser une famille qui traverse la route, de se substituer à nos partenaires sexuels sous forme de poupées intelligentes ou en déléguant à des robots de guerre la tâche de tuer.
Le monde financier, fortement aliéné depuis les années (70% des transactions boursières aux US et 35% au UK sont effectuées par des algorithmes), s’est vu à plusieurs reprises perdre le contrôle des algorithmes qui le gouvernent. Lors du “flash crash” de 2010, par exemple, Wall Street perd 9 points en quelques minutes sans aucune raison. A l’origine de cette chute : 2 algorithmes qui ont tenté de s’anéantir mutuellement.
Certaines formes d’aliénation sont particulièrement inquiétantes, par exemple quand nous savons plus si nous interagissons avec un humain ou avec une IA, comme c’est le cas des “mechanical turks”, ces nouveaux travailleurs pauvres, réservables sur Amazon AWS comme s’ils s’agissait de simples machines, qui exécutent anonymement des tâches à la place d’une IA, quand cette dernière s‘avère défaillante. Certains y voient une nouvelle étape dans l’évolution de l’IA, une première forme de soumission des humains aux algorithmes.
S’en servir sans s’asservir
Pour bénéficier des effets de rapprochement des algorithmes et minimiser leur dimension aliénante, nous nous devons de les mettre entièrement à notre service. Plusieurs pistes peuvent être envisagées dans ce contexte, en voici les trois qui me paraissent les plus essentielles.
La désintermédiation comme modèle économique vertueux
Comme nous venons de le voir, les algorithmes sont de nature à modifier notore perception de proximité. Les effets bénéfiques de cette caractéristique peuvent être mis au service de nouveaux modèles économiques pour faciliter les échanges entre les membres d’un réseau.
Les exemples sont multiples et leur bon fonctionnement n’a plus besoin d’être démontré : la facilitation de l’économie circulaire (ex. Inex Circular), la mise en relation entre producteurs et consommateurs (ex. Frais et Local), l’organisation de réseaux locaux de distribution (ex. Locavor), les plateformes d’entraide entre voisins (ex. Allovoisins), l’aide aux sans-abris (ex. Entourage), etc.
Réinventer la mise en relation
“L’humanité est faite de rencontres” (Abderrahmane Sissako) et les algorithmes peuvent nous aider à en améliorer la qualité en sélectionnant les contacts qui maximisent la proximité géographique, temporelle et sociale avec la personne en face. Les cas d’applications sont nombreux, qu’ils soient professionnels (ex. Shapr) ou personnels (voir l’excellent documentaire “L’amour sous algorithme » : au cœur d’une rencontre virtuelle” de Judith Duportail).
Notons tout de même que dans la mise en relation, la proximité maximale n’est pas toujours la meilleure option. En effet, à moins de souffrir de narcissisme pathologique ou d’être masochiste, la plupart d’entre nous, n’ont pas envie de rencontrer leur sosie parfait (pour les applications de rencontres), ou leur concurrent (dans le monde professionnel). Les algorithmes doivent alors être configurés de manière à recommander les personnes à “juste distance”.
Construire le BON métaverse
Le métaverse a fait couler beaucoup d’encre récemment et, dans la grande majorité des cas, les auteurs n’en comprennent ni la technologie sous-jacente, ni ses véritables enjeux. Pire, un grand nombre de publications font l’amalgame entre le métaverse et les lunettes immersives proposées par l’entreprise Meta (qui, on doit l’admettre, s’est brillamment approprié le concept pour le dénaturer à sa sauce) ou nous font miroiter un Second Life saison 2.
De fait, quand on examine les conséquences économiques et sociales qu’entraînerait le déploiement massif des technologies du métaverse dans sa forme originelle, on comprend que Zuckerberg et ses équipes n’ont pas envie que cette technologie se développe trop vite. En effet, parmi ses nombreuses caractéristiques, le métaverse, descendant direct de la blockchain et des NFT (non-fungible tokens), permet de fonder des communautés décentralisées et autonomes, capables de se passer d’un pouvoir régulateur, qui en ponctionne la valeur.
Ces algorithmes ouvrent la voie à une toute nouvelle gouvernance du web (on dirait que le web 3 porte bien son nom), dans laquelle les utilisateurs définiront les règles du jeu, resteront propriétaires de de leurs données, seront rémunérés en fonction de leurs contributions, choisiront les publicités qu’ils souhaitent voir, les personnes avec qui ils ont envie de partager, etc. Un monde dans laquelle nous maîtriserons tous, collectivement, les formes d’intelligence artificielle que nous souhaitons laisser entrer dans nos vies. Bref, un monde loin de la vision consumériste habituellement véhiculée au sujet du métaverse.

L’Homme augmenté : vers l’ultime forme d’aliénation ?
Même si nous avons l’impression d’avoir déjà fait du chemin aux côtés des algorithmes, nous ne nous trouvons qu’au départ d’une longue route. L’homme bionique et l’IA générale relèvent encore du fantasme, mais partout dans le monde des chercheurs travaillent déjà à l’étape d’après de la proximité, celle de la manipulation directe de notre activité cérébrale à travers des objets connectés, que ce soit pour des raisons médicales (ex. Predilepsy) ou à destination du grand public.